Jonathan Auerbach, a réussi un coup de maître en générant un buzz planétaire aussi creux qu’une Start-up des débuts du Web.
Il était analyste financier du conseil municipal de New York
et du service d'information du marché du travail à la City University. Pour cet
article, il se présente comme étudiant doctorant du Département des Statistiques
à l'Université de Columbia.
Ce statisticien qui ne connaît rien, mais alors rien du
tout, à l’éthologie des rats d’égout, prétend avoir établi scientifiquement que
New-York ne compterait pas 8 millions de rats, soit un par habitant comme
l’affirme une légende urbaine, mais seulement 2 millions, soit 0,25 rat par
habitant…
Son étude a été publiée dans le n° d’octobre 2014 de la
revue Signifiance, éditée par The Royal Statistical Society, en ligne à l’adresse
http://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1111/j.1740-9713.2014.00764.x/pdf .
Passons rapidement sur sa mauvaise introduction digne d’un
élève très moyen de seconde, pour nous attarder sur sa méthode de calcul. Elle
est basée sur la technique de la « capture - recapture à 2
échantillons », bien connue des biologistes. Il s’agit de marquer des
animaux capturés, puis de les relâcher au milieu des non marqués. Lors d’une
seconde capture, la proportion d’animaux marqués permet de déduire la
population totale ; sur ce modèle : 100 animaux marqués qui se
mélangent aux autres, puis une capture où l’on trouve 1% d’animaux marqués. Il
est déduit qu’il existe 10.000 animaux, puisque 100 est 1% de 10.000.
Son idée initiale consistait à littéralement marquer des
milliers de rats puis à les relâcher en ville pour qu’ils se mélangent aux
colonies en place. Le ridicule de cette idée est peut-être apparu aux
responsables de l’hygiène de New-York, qui ont refusé cette proposition. De
toute façon, les rats relâchés n’auraient survécu que quelques heures, car les
colonies installées auraient été loin de les accueillir à bras ouverts. Mais
bon, il fallait avoir lu autre chose que Wikipedia ou Dinausoria pour savoir
comment se comportent socialement les rats dans ce genre de situation…
Cela n’a pas découragé notre jeune doctorant, qui décide
d’appliquer cette méthode aux « parcelles » (secteurs de quartiers)
dont est constitué New-York, en se basant sur les statistiques d’appel du 312,
le n° d’appel du Département de Santé et d’Hygiène Mentale de la ville, mis en
place en début d’année, le fameux « Rat Information Portail » :
Il écrit : « Si
nous nous adaptons à l’estimation de deux échantillons de capture-recapture, en
rapprochant le nombre de parcelles de la ville infestées par des rats, on peut
alors multiplier le nombre total de parcelles non infestées par le nombre moyen
de parcelles infestées et en déduire la population totale de rats. Bien sûr,
cette méthode ne tient pas compte de rats vivant en dessous du sol ou dans le
sous-sol - car il est un mythe que de grandes populations de rats vivent dans
le métro et les égouts de New York, affirme le Département de Santé et
d’Hygiène Mentale. »
C’est nous qui soulignons ces deux dernières énormités.
Ainsi donc, ce jeune statisticien base son estimation sur une impasse
monstrueuse et un mensonge : tous les dératiseurs et services hygiène savent
que les égouts et tous les corps creux sous-terrain urbains sont des réservoirs
de rats. Plus loin dans son article, en explication d’illustrations, il
enfoncera le clou en écartant de ses statistiques les espaces verts (dont tous
les citadins savent qu’ils sont dépourvus de rats, bien sûr…).
Pour simuler, donc, la capture-recapture en 2 échantillons,
notre brillant jeune homme considère :
-
- Des « parcelles » (morceaux de
quartiers), distinguant celles qui sont infestées de rats et celles qui ne le
sont pas ;
-
- 2 périodes de signalements téléphoniques,
espacées de 6 mois (période « tampon) ;
-
- Que les appels de la première période ont tous
été traités par le NYCH&MH, et donc que les rats signalés ont été
éliminés ;
-
- Qu’en conséquence, un nouvel appel sur un lot
déjà signalé est considéré comme indépendant du premier appel (il est donc supposé
que de nouveaux rats se sont installés) ;
-
- Qu’une colonie de rats est constituée de 50
individus et ne partage pas son territoire avec une autre colonie (quand on
pense qu’il songeait, dans un premier temps, mélanger des rats au
hasard…) ;
-
- Que cette estimation de 50 rats/ bloc signalé
est volontairement gonflée afin d’être « confiant » dans le chiffre final obtenu.
Les données du 312 indiquent que 40.500 parcelles ne sont
pas infestées de rats, soit 4,75% de toutes les parcelles de New-York.
Et notre jeune homme de conclure : « Cela donne à penser que New York compte à
peu près 2 million de rats (150 ± 000). Ce qui est bien loin de la légende
urbaine des 8 millions de rats. En fait, chaque parcelle devrait abriter sa
propre colonie d'environ 180 rats pour qu’une population totale de 8 millions
soit plausible. Par conséquent, notre méthode ne conforte pas l’hypothèse selon
laquelle il y a 8 millions de rats à New York. »
Les timides réserves sur la fiabilité des signalements
téléphoniques et la fausse modestie de la conclusion (« cette étude est au mieux à considérer comme
une enquête susceptible d’être complétée par la découverte de nouveaux
éléments, qui nous amèneront à affiner nos hypothèses »), n’ont pas
empêché M. Auerbach de faire le matamore dans quelques interviews et à la conférence
annuelle de la Royal Statistical Society of London à Sheffield, en septembre
dernier, où il déclara « je lance un
défi : " Voyons voir si quelqu'un peut faire mieux." »
Ce monsieur aurait été avisé d’assister à ma conférence sur
ce même sujet (combien y-a-t-il de rats par habitant en ville ?) le 21
novembre dernier lors du salon Parasitec, où j’exposais une méthode de calcul
fondamentalement différente de la sienne. Je vais donc m’appliquer à démontrer
la vacuité de son estimation.
La principale faiblesse de sa méthode est l’utilisation des
signalements téléphoniques de rats. Leur fiabilité est trop aléatoire pour être
considérée comme une base sérieuse de travail. Autant estimer que les votes par
téléphone qui désignent la nouvelle star ou le vainqueur de l’Eurovision sont pertinents
et dignes de données scientifiques !
Quoiqu’encore les appels
téléphoniques de ce type ne sont pas vraiment aléatoires (c’est A ou B, ou C),
alors que les signalements téléphoniques de rats au 312 peuvent recouvrir plusieurs
situations fort différentes, sans lien entre elles autre que les rats. Prenons
des exemples :
-
Des rats vus en plein jour sur une
parcelle ? Il y a soit une infestation très importante qui recouvre
plusieurs parcelles contigües, soit des travaux qui ont délogé des colonies en
place ; les dits travaux pouvant avoir lieu sur la parcelle en question
mais aussi sur une autre plus éloignée ; A quelle parcelle
« attribuer » les rats ? S’ils sont attribués à une parcelle
déjà signalée, elle comptera dans les faits bien plus que 50 rats, mais nous
verrons que ce n’est « statistiquement » pas le cas ;
-
Des rats vus la nuit ? Ils ne sortent de
leurs terriers que pour manger et boire. Qu’ils soient aperçus sur une parcelle
ne signifie pas qu’ils y résident. Les territoires occupés par les rats n’ont
que faire des limites décidées par les hommes, et il ne faut pas oublier que
bien des rats parcourent 30 à 50 m en ville pour se nourrir. A quelle parcelle
appartiennent-ils alors ?
-
Des rats vus en plein jour après un fort épisode
pluvieux ? Il s’agit de rats de second et dernier rang, délogés de leurs
terriers inondés, qui sortent des égouts (où soi-disant il n’y a pas de grandes
quantités de rats…) ;
-
Des rats d’une même colonie peuvent très bien
traverser une rue pour aller se nourrir dans des poubelles sur le trottoir d’en
face tandis que d’autres resteront sur le trottoir de leurs terriers. A quelle
parcelle les uns et les autres seront-ils « attribués » ?
D’un autre côté, il me semble avoir compris sur le site du
312, qu’un signalement téléphonique de rats est enregistré, qu’il ait été vu un
rat comme 10. Pourtant, ce n’est pas du tout la même chose, n’importe quel
dératiseur expérimenté le confirmera. Une faiblesse du système de la hotline
qui n’arrange pas les bidons des statistiques…
Si l’on tient compte par ailleurs des citadins qui voient
des rats mais ne les déclarent pas, voilà un beau patchak inutilisable pour des
statistiques sérieuses. Comme le jeune statisticien le dit lui-même :
« Il y a beaucoup de raisons de
croire que des individus dans certaines parties de la ville sont plus susceptibles
de déclarer un rat que dans d'autres parties de la ville. » Ecrivant
par ailleurs qu’« il y a des
dizaines de milliers de signalements au n° 311 chaque mois, pour des centaines
de demandes d’interventions », il admet que bien des signalements ne sont
pas des informations fiables et que tous n’ont pas été traités par les
dératiseurs de la ville. Voilà qui plombe bien sa méthode de calcul avec
période « tampon » (voir plus loin)…
Les signalements téléphoniques de rats sont donc davantage
un outil statistique de l’humeur des citadins et de l’ambiance de leur
quartier, qu’une base de données fiable pour décompter les rats de NYC, et
constituent un premier artifice grossier !
Mais ce n’est pas tout : En l’absence de signalement,
et par défaut, le distinguo parcelle infestée/ parcelle non infestée est
appliqué par copié/collé à des parcelles présentant des similitudes ; il
écrit : « Pour cette raison,
beaucoup de parcelles non infestées de rats ne sont pas communiqués au 312 avec
une probabilité égale à travers la ville et ses divers quartiers (quartier
zones de tabulation, ou NTas). Ce qui remet en question la validité de
l'hypothèse (a). Cependant, nous pouvons limiter notre étude à un quartier à la
fois. Dans chaque quartier, il est raisonnable de penser que les observations
rapportées seraient semblables dans des quartiers ayant des caractéristiques
similaires. »
Ce second artifice invalide son affirmation : « Notre enquête est soigneusement conçue de
telle sorte que ces hypothèses sont raisonnables »…
Et pour coller à la technique du double échantillonnage en
capture-recapture, il adopte un troisième artifice : « Les périodes d'échantillonnage ont été choisies de manière à ce
que les présences de rats dans la première période de l'échantillon soient sans
rapport avec des présences de rats dans la deuxième période. Chaque signalement
de rat entre Janvier et Juillet 2010 (période d'échantillonnage 1) a été traité
en Janvier 2011 (début de la période de l'échantillon 2) ». Ce qui est
faux : nous avons vu qu’il se
contredit sur ce point.
C’est accorder une compétence digne de Superman, donc
impossible, au Département hygiène de New-York, que de considérer qu’il élimine
systématiquement et durablement tous les rats signalés au téléphone, ne
serait-ce que sur les parcelles où il est intervenu ! Il est en
conséquence fort probable que des signalements de rats répétés sur une même parcelle,
malgré les traitements « systématiques » du NYCH&MH, indiquent
que des colonies de rats y sont bien installées, années après années. Il
reconnait d’ailleurs plus loin dans son article : « Les signalements de rats de Brooklyn sont plus susceptibles de
se produire dans les mêmes parcelles ».
Pour « simuler » les limites de la capture-recapture
d’animaux sauvages que représentent les naissances-décès et migrations entre
les échantillonnages, M. Auerbach considère donc une période
« tampon » de 6 mois, pendant lesquels il ne comptabilise pas les
signalements téléphoniques dans son étude, arguant de campagnes de dératisation
menées pendant cette période. La logique de ce raisonnement m’échappe
totalement, mais bon, c’est un artifice essentiel du dispositif
« auerbachien » !
Quid de ce choix arbitraire de 50 rats par colonie ? Une
colonie de 3 générations compte une vingtaine de rats et là où les ressources
trophiques sont importantes certaines peuvent compter une centaine d’individus.
Je tiens à la disposition de M. Auerbach des photos de dizaines de terriers sur
moins de 50m², soit bien plus de 50 individus présents, qui montrent que là où
il y a des rats systématiquement signalés, en certains endroits il y en en a probablement
bien plus que 50 ! Si l’on peut admettre que 50 est une moyenne, elle est
très hasardeuse puisque les rats ne sont pas uniformément répartis en milieu
urbain, et c’est le Département de Santé de NYC qui l’a dit lors de la psychose
précédent l’ouragan Sandy ! Ajoutons à cela les parcelles avec rats bien
présents mais non déclarés et il est dévoilé un autre artifice.
Et enfin, sur quels critères scientifiques, objectifs,
considérer de facto que les parcelles
n’ayant fait l’objet d’aucun signalement ne comportent aucun rat ?
Ce n’est pas parce qu’on ne les voit pas, ou peu, qu’ils ne sont pas là !
La réalité est que si leur densité est faible, leur commensalité n’occasionne
pas de nuisance, même visuelle, car ils sont naturellement craintifs et se
cachent de leurs prédateurs et des hommes, bien qu’ils soient néanmoins
présents ! Je mets ma main à couper qu’il y a des dizaines, voire des
centaines, de rats qui vivent dans les parcelles dont les résidents n’appellent
pas le 312. Pour notre jeune doctorant cet artifice « 0 appel = 0 rat » est une supercherie tellement grossière
qu’elle a échappée à la sagacité du comité de rédaction de la revue qui a
publié son article, aux juges de son doctorat à l’Université de Columbia et aux
pontes de la Royal Statistical Society of
London qui lui ont accordé un prix et l’ont invité à prononcer une
conférence à Sheffield. Cela fait beaucoup de beau linge berné par cette
tartuferie ! C’est affligeant…
Par ailleurs, il serait intéressant de recueillir l’avis de
biologistes sur « l’adaptation » de la méthode du double échantillonnage
en capture-recapture à des parcelles urbaines inertes identifiées par des coups
de fil… L’autre principal artifice est bien là : faire croire qu’une
transposition mathématique est pertinente. L’analyse de milliers coups de fil
new-yorkais aléatoires et incertains vaut bien une capture-recapture
d’antilopes en région subtropicale, c’est M. Auerbach qui nous le dit…
Car surtout, surtout, en restant bien au chaud derrière son
ordinateur dans son bureau de NYC, notre brillant pourfendeur de légendes
urbaines est resté dans son domaine de compétence, les statistiques, sans
prendre la peine d’aller plus loin que les lieux communs du Web sur les rats,
et n’est pas allé se rendre compte par lui-même des réalités de terrain, ni
n’évoque des échanges avec les dératiseurs du Département de Santé. Son étude
ne prend pas en considération les ressources trophiques qui conditionnent la
population des rats, et a le bas qui blesse très sérieusement en matière d’éthologie
murine : il peut y avoir des centaines de rats, voire des milliers,
répartis en plusieurs colonies cohabitant paisiblement, sur certaines parcelles
offrant nourriture et possibilités de nidifications abondantes (ressources
trophiques).
Ceci étant, la principale caractéristique de rattus norvegicus, le rat d’égout, est
son très gros appétit : Il consomme 10% de son poids par jour. En toute
logique, seule une méthode de dénombrement par la consommation de nourriture
préalablement pesée peut donner des éléments statistiques fiables pour évaluer
une population de rats. C’est cette méthode qu’utilisent des formulateurs de
raticides pour évaluer l’appétence de leurs produits. Cela n’a même pas
effleuré les neurones bien rangés de notre doctorant d’élite !
Pourquoi donc cette étude farfelue et le buzz qui
l’accompagne ? Les accointances de M. Auerbach avec l’administration de la
ville de New-York sont publiques, et l’embarras dans lequel l’augmentation des
appels à la hotline « rat » du 311 place le Département de Santé et
d’Hygiène Mentale de NYC, cadrent le problème : une étude qui présente
favorablement le travail des dératiseurs de New-York est bienvenue, même
bâclée, biaisée et quasi-mensongère, mais adoubée par des universitaires !
Les réseaux politiques, journalistiques et sociaux font le reste…
De l’art de faire mousser un feu d’artifices...
Rappelons que la mousse est une émulsion d’air dans un
liquide, donc du vent en bulles.
Pierre Falgayrac
Ps1 : Il y a dans
mon livre « Des rats et des hommes », toujours disponible ici, un
chapitre sur « les compétences des acteurs de la dératisation » qui
est vraiment d’actualité avec le sujet de cet article.
PS2 : Et si cette
« affaire » n’était qu’un gros canular destiné à débusquer les
incompétences des uns et des autres, fussent-ils universitaires de haut-vol, ou
détecter les véritables experts en dératisation ? Quoiqu’il en soit, je me
positionne aussi dans cette « configuration ».
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